Pourquoi j'ai acheté ce livre ?
Parce qu'il se passe en Louisiane et que j'y ai habité pendant un an.
Parce que j'ai vécu l'Ouragan Katrina, ses vents de 280 km/h et les inondations qui ont suivi presque en direct (mais bien au sec et au chaud en ce qui me concerne) avec des amis vivant là-bas.
Parce que j'ai adoré Le soleil des Scorta et La Porte des enfers, les deux romans que j'avais lus jusque là de Laurent Gaudé.
Parce que j'ai aimé son format et sa couverture toute douce, ce qui me fait penser que, comme Cockpit, je ne suis pas encore tout à fait prête pour le livre numérique.
Pour les premières phrases du livre... Vous avez remarqué comme c'est important les premières phrases d'un livre ?
Moi, Josephine Linc. Steelson, négresse depuis presque cent ans, j'ai ouvert la fenêtre ce matin, à l'heure où les autres dorment encore, j'ai humé l'air et j'ai dit "Ça sent la chienne". Dieu sait que j'en ai vu des petites et des vicieuses, mais celle-là, j'ai dit, elle dépasse toutes les autres, c'est une sacrée garce qui vient et les bayous vont bientôt se mettre à clapoter comme les flaques d'eau à l'approche du train.
L'histoire se passe dans les quartiers pauvres et noirs (pléonasme) de La Nouvelle-Orléans, le Lower Ninth Ward, alors qu'une terrible tempête est annoncée. L'ambiance est lourde, humide, moite et pesante. La plupart des habitants ont fui la ville et tout a été mis en oeuvre pour évacuer les quartiers blancs. Mais restent les écorchés vifs, les laissés-pour-compte, ceux qui, faute de moyens, n'ont pas pu partir et qui devront subir la fureur du ciel.
Il y a Keanu, seul dans sa voiture, qui fonce à contre-courant sur la I-10 en quête de Rose. Il l'a laissée derrière lui six ans plus tôt pour vivre sa vie avant de vivre l'enfer sur une plate-forme pétrolière au large du Texas.
Il y a Rose que la vie a brisée, avec son fils Byron qui ne lui est rien parce qu'il est né d'une union sans amour entachée de honte.
Il y a Josephine Linc. Steelson, vieille négresse centenaire, témoin du siècle passé et de l'esclavagisme. Elle porte en elle toute la rage et la colère du peuple noir et attend la mort en évoquant le passé.
Il y a aussi Buckeley et d'autres dangereux prisonniers d'Orleans Parish Prison. Aucun d'eux n'a plus rien à perdre. Les gardiens ont déserté leurs postes et ont abandonné les détenus dans les geôles. Peu à peu l'eau monte...
Il y a enfin le révérend catholique mystique et illuminé qui lentement mais sûrement sombre dans une folie meurtrière au nom de Dieu...
Au fil des pages, leurs destins se croisent, se rejoignent, se mêlent, puis se séparent.
Rendue à sa violence primordiale, la nature se déchaîne et confronte chacun à sa vérité intime. Ils sont mis face à leur passé (qu'ont-ils faits ?), leur présent (comment vont-ils bien pouvoir s'en sortir ?), leur avenir (que vont-ils devenir ?)... Que reste-t-il en effet d'un humain au milieu du chaos, quand tout repère social ou moral s'est dissous ?
Tout au long du livre, leurs voix s'unissent, montent crescendo comme une clameur et l'histoire se termine en apothéose comme elle a commencé, par la voix de Josephine Linc. Steelson :
Moi, Josephine Linc. Steelson, vieille négresse à la voix voilée par toute une vie de combats, je chante. C'est ma façon à moi de caresser le visage de tous ceux que j'ai devant les yeux. C'est ma façon à moi de sécher les rues de La Nouvelle-Orléans et de redresser les arbres couchés des marécages. C'est ma façon à moi de souffler plus fort que le vent. [...] Je porterai mes soeurs, moi, Josephine Linc. Steelson, toute négresse que je sois, malgré mes cent ans passés car le ciel s'est ouvert et nous avons fait face à notre propre nudité, je porterai les enfants effrayés, ma voix les rassurera et lorsque je mourrai, libre, sur ma terrasse, toujours négresse, à l'instant que j'aurai choisi, lorsque je mourrai, souvenez-vous de moi et gardez le regard droit.
Un livre tout à fait particulier, à lire... fan de Gaudé ou pas.