C’était mon premier jour de boulot après 15 années d’interruption passées à élever mes enfants. Il y avait bien là ma petite collègue, avec laquelle j’avais gardé le contact pendant toutes ces années, et des tas de têtes connues, mais les locaux étaient très différents. Mon bureau si douillet avait été transformé, les cloisons abattues, et je travaillais maintenant dans un immense espace où tous les yeux étaient rivés vers moi, me détaillant des pieds à la tête, histoire de voir si j’allais tenir le coup et ce que j’avais encore dans le ventre.
dessin Pénélope Bagieu
Pour l’instant, je n’avais qu’une grosse boule au niveau de l’estomac : j’avais le cœur gros en pensant à Fifille qui, en rentrant du collège, allait déjeuner toute seule dans cette grande maison froide. Tout d’un coup, je trouvai qu’elle était encore un peu trop petite pour ça. Pourquoi lui avoir imposé cette situation ? Je n’étais en fait qu’une grosse égoïste d’avoir voulu reprendre ce travail.
Et ils ne m’avaient même pas encore mis d’ordinateur !
Je suis allée dans les toilettes pour me brosser les dents. Quand je suis revenue, ma chef de service m’a expliqué mon nouveau travail. Je me sentais mal à l’aise car le matin même je n’avais pas eu le temps de me sécher les cheveux et, à présent, ils ne ressemblaient à rien. Des boucles folles commençaient à s’échapper de partout alors que je les aimais lisses et bien rangés.
Mes cheveux avaient toujours été un problème
J’avais tout simplement envie de m’enfuir en courant. Quand cette journée allait-elle finir ? Je décidai de prendre mon sèche-cheveux et d’aller arranger ça, afin de me sentir belle, pouvoir tenir la dragée haute à mes collègues et chasser tous mes vieux complexes. Mes anciennes collègues avaient suivi la mode ces quinze dernières années, elles, et n’avaient pas usé plus de pantoufles et de bas de joggings que de chaussures à talons et de collants sexy. Je ne pouvais pas retourner aux toilettes car il y avait là mon ancien voisin, Monsieur M., qui téléphonait assis par terre. J’avais bien vu quand j’étais allée me laver les dents qu’il avait regardé sous ma jupe au moment où je m’étais penchée au-dessus du lavabo, alors j’avais peur d’y retourner.
Je connaissais mal les bâtiments pour trouver d’autres toilettes et je craignais, à juste titre, d’avoir l’air ridicule avec mon sèche-cheveux à la main si d’aventure je tombais sur quelqu’un de connu. Je décidai donc de prendre ma voiture et de trouver une station-service ou un endroit comme ça pour solutionner mon problème, et pouvoir ensuite retourner au boulot la tête haute et l’esprit tranquille.
Mais je fus obligée de faire plusieurs kilomètres, à vrai dire une bonne quinzaine, avant de trouver l’endroit que je cherchais. Les conditions météo étaient difficiles ; il avait neigé et les routes étaient pleines de gadoue. J’étais sortie de la ville depuis longtemps quand je tombai sur un Mac Do ! Enfin !! Juste ce qu’il me fallait ! L’endroit neutre où personne ne me reconnaîtrait. A l’intérieur, cela ne ressemblait pas tellement à un Mac Do traditionnel mais plutôt à une confiserie, il y avait des bacs à bonbons de toutes les couleurs partout et au fond vaguement quelque chose qui ressemblait à un comptoir ordinaire avec les serveurs/veuses habituels derrière.
Mais tout cela ne m’intéressait pas. Je me dirigeai à toute vitesse vers les toilettes. Le bâtiment était neuf, cela se voyait car les installations électriques étaient toutes récentes. Et bien normalisées. Comme tout le monde le sait, la norme recommande de ne pas installer de prise à proximité d’une source d’eau. Or, il y avait des lavabos partout… La panique commençait à monter. Il y avait bien une fichue prise de courant pour brancher mon sèche-cheveux dans cet endroit !! Je n’avais quand même pas fait tout ça pour rien ! Pas question de retourner au boulot avec cette tête-là !
Ma chef devait commencer à se demander où j’étais passée, cela faisait une bonne heure que j’étais partie. Qu’allait-il arriver si elle se rendait compte que j’avais quitté le boulot… pour me faire un brushing ? Avais-je seulement le droit de quitter mon lieu de travail comme ça en pleine après-midi, et de me trouver dans ce lieu ?
Par un vasistas, je vis que la nuit commençait à tomber...
Enfin, j’avisai dans un recoin un espace-bébé avec une table à langer et… une prise. Mon sésame pour retrouver enfin un semblant d’allure, d’assurance et de féminité. Fébrilement, je branchai l’appareil électrique et commençai à remplir ma mission. Mon appareil marchait mal, comme au ralenti. Je me dis que la prise ne devait pas être adaptée, tout comme les prises-rasoir dans les hôtels sur lesquels on ne peut pas brancher d’autre appareil.
Tant pis, je n’allais pas renoncer si près du but !
Dans le fast-food, l’ambiance était à son comble. Il y avait un anniversaire et ça m’a instantanément rappelé ceux auxquels mes enfants étaient invités quand ils étaient petits : l’ambiance surchauffée, les bambins rouges d’avoir couru dans la structure, l’odeur écœurante du hamburger/frites à quatre heures de l’après-midi, les maquillages dégoulinant sur les petits visages.
Un type est entré dans les toilettes un appareil photo très professionnel à la main, me demandant si j’étais prête pour la photo de groupe. J’étais sur le point de l’envoyer promener vertement : pourquoi est-ce qu’il venait m’enquiquiner avec son histoire de photo ? J’avais déjà assez de problèmes comme ça ! Soudain, j’entendis un grésillement terrible venant de la prise, suivi d’un éclair de lumière bleue, d’une flamme et d’un grand gzzzzzzinnng. Instantanément toutes les lumières s’éteignirent dans un grand flash, les enfants se mirent à griller (lapsus) crier et en une seconde je vis mon futur : l’incendie du Mac Do tout neuf, peut-être des petites victimes, en tout cas mortes de peur, les explications que j’allais devoir fournir à la presse et lors de mon procès, les titres des journaux : j’avais quitté mon lieu de travail en pleine journée et fait 15 km en voiture pour aller me sécher les cheveux dans un Mac Do ??? On allait forcément me prendre pour une givrée. Que j’étais !! Mais comment avais-je pu faire une chose pareille, moi, une mère de famille responsable ? Mais qu’est-ce qui m’avait pris ? C’était l’effet papillon sans aucun doute. Un enchaînement de circonstances malheureuses. J’étais victime de moi-même.
C’est à ce moment-là que je décidai que tout cela avait assez duré, que mon imagination m’avait suffisamment joué de tours, que mon subconscient, à moins que ce ne soit mon inconscient, avait encore turbiné à toute vitesse contre mon gré et qu’il était grand temps de chasser toutes ces chimères en me réveillant.
Il faisait encore noir dehors, il n’était donc pas 8 heures. Je regrettais un peu que ma grasse matinée s’achève déjà mais d’un autre côté j’étais soulagée que tout cela ne fut qu’un rêve.